"Peu d'hommes aiment longtemps le voyage, ce bris perpétuel de toutes les habitudes, cette secousse sans cesse donnée à tous les préjugés". Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar.
Au gré des pérégrinations, Valérie Zaborski partage des lettres composées dans le plaisir du mouvement.
Lettre d'Amsterdam . Août 2016
Anémones, roses trémières, buddleias, agapanthes, capucines, campanules, glycines, hortensias, passiflores, lierres, vigne, sauge, thym, géranium vivace, buis, rosiers, lauriers, jasmin étoilé, lavande, figuier, aubriète…La liste est longue des variétés offertes à la vue des passants. Peu de jardins publics mais une constante volonté de laisser place aux végétaux à chaque recoin, à chaque interstice de terre, pieds d’arbre et pots aménagés.
Cette fraîcheur vivante contribue au sentiment d’hospitalité que dégage Amsterdam, échappant ainsi à l’austérité qui pourrait émaner du rythme créé par l’étroitesse des façades. Le végétal se pose comme une évidente complémentarité de la brique omniprésente. Les bancs lovés près des pas de porte sont une invitation à la contemplation, alors que la cité incline le curieux à une marche incessante. Se perdre dans l’entrelacs des ponts et des canaux, terrasses au fil de l’eau, maisons sur l’eau. L’Histoire de cette terre est évidemment indissociable de l’élément vital. Les effluves, notamment de tourbière, embrassent la rue.
Devant les façades nous sommes au spectacle. Lustres, bibliothèques, intérieurs chaleureux, hauteur de plafond, untel regarde son écran d’un air dubitatif, un autre bouquine dans un fauteuil confortable… Autant de tableaux de la vie quotidienne évoquant la peinture de Hooper. Pourtant, devant l’intimité dévoilée, ne sont pas si nombreux ceux qui s’arrêtent et regardent avec insistance. Cette dame dont seules la tête et les jambes dépassent de la couette, ne semble pas inquiétée dans son sommeil, la porte fenêtre largement ouverte sur le trottoir. Peut-être est-elle bercée par le bruit des pas sur les briques. La vie privée se mêle à l’espace public. Les escaliers rejoignant le premier niveau de l’habitation, l’espace du banc en continuité avec le trottoir ou volontairement dissocié par une discrète différence de hauteur dans le sol, une clôture de ferronnerie élégante et transparente, une alcôve végétale… Les stoeps sont autant de déclinaisons du rapport espace public-espace privé. On a envie de parler d’usage. Le partage de l’espace. Les vélos sont prioritaires. Ils ne s’arrêtent jamais. Suivent les piétons, enfin les voitures, peu nombreuses et très lentes. Le silence généré fait oublier que nous sommes dans une capitale.
Westerpark longe la Haarlemmerwerg et relie les quartiers ouvriers ouest au centre. Sloterdijkermeer est un ensemble de jardins ouvriers de 25 hectares. A l’image des hortillonnages d’Amiens, on jardine de petites parcelles sur l’eau, mais Sloterdijkermeer est aussi un lieu d'éducation, de pratiques musicales et de sport. Aujourd’hui 13 août 2016, on fête les 80 ans du village estival.
La Haarlemmerwerg est une route composée de deux fois deux voies. Ses abords immédiats récoltent les eaux de pluies dans un large cours d’eau dont les berges sont aménagées et généreusement plantées. Les joggeurs et les passants circulent à 10 mètres des voitures dans une ripisylve foisonnante. Cela remet en question la vision universitaire française d’une nécessité d’aménager et de planter de manière urbaine lorsque l’on est dans un milieu urbain, volontairement opposé au rural. La présence de la « deux fois deux voies » semble anecdotique. Ce qui prime pour le promeneur c’est le cours d’eau et ses aménités qui semblent être là depuis toujours, ossature du territoire, ce qui s’apparente à la démarche des paysagistes du début du 20e siècle.
Invitation à la relecture d'anciennes lettres publiées sur le blog Hors Sentier de Valérie Zaborski
BALI, l'île jardinée . Août 2011
L’épaisse moiteur porte la nonchalance. Elle glisse le long des rizières, paisibles miroirs des cocotiers. La rue est un jardin : une invitation à entrer, un prémisse de paradis intérieurs. Mon trait se perd dans l’imbroglio végétal. Chacun s’y ménage constamment une place. Densité de vie. La clope au clou de girofle crépite comme un petit feu de bois ; elle laisse un goût sucré sur la langue.
Les maisons sont faites d’air et de tissages. Faut-il les appeler "maison" ? Où est-on ? Dehors ? Dedans ? L’abri n’est pas un obstacle à la vie extérieure. L’air circule entre les piliers de bambou ; les murs tressés de palme filtrent à peine les sons de la nuit. Les pas crissent sur la terrasse en bois de cocotier. La musique de la nuit, la conversation des batraciens, le chant du coq, les incantations des Gekos bercent la nuit des Hommes. On se douche à la lumière de la pleine lune, la végétation court depuis le jardin jusque dans l’abri. La « maison » est un hall d’intimité passagère, une sorte de courte halte entre la vie extérieure et la vie intérieure.
Les démons s’amadouent. "Fais de l’ennemi intérieur ton ami". Il faut s’attirer la bienveillance à la fois des Dieux et des Démons. Des gestes menus ont effilé, composé et tressé les feuilles de palmiers. L’élégance des tailles ne faiblit pas sous le poids des offrandes. Présence intense au monde.
Rares sont les Temples d’une seule et unique époque ancienne. On ne s’attache pas à l’Histoire. Ce qui paraît vieux, envahi de mousse et rongé par les pluies, est en réalité très jeune. Quelques années à peine. Les réparations, ajouts et retraits sont constants et indifférents à "l’esprit du temps". On répare, on bricole, rajoute, retire, quelle que soit l’époque, le style des matériaux et de la mise en œuvre. Nous sommes dans le pays qui a inventé la loi d’urbanisme stipulant qu’aucun bâtiment ne doit pas dépasser la taille d’un cocotier.
Douceur du langage : Goa Gajah. Yeh Pulu. Tirta Empul. Gunung Kawi. Gunarsa. Belum. Quiétude aisément retrouvée.
INDE, Pondicherry . Février 2010
"Nothing is impossible for the one who is attentive". La Mère*
Chaque matin de Janvier, les femmes de Pondicherry dessinent sur la chaussée des motifs floraux. Pigments roses, violets, rouges, jaunes, bleus sont mélangés à du gros sel et forment les pétales géants. En guise de bienvenue à ceux qui piétinent un dessin refait le lendemain. Pour célébrer la Nature et ses esprits bienfaisants. Le mois de Janvier, le bitume de Pondi devient multicolore.
Les fleurs répondent en miroir aux couleurs des temples omniprésents. Ils jalonnent le tissu urbain. Points de repère des quartiers. Les rues portent leurs noms. Isvaramn Dhamaraja Koil, Ellaman Koil**... Une fois la porte passée, les pieds foulent un sol jonché de pelures, grains de riz et autres victuailles témoins de repas quotidiens partagés dans le fracas familial. Les enfants braillent et courent autour de Ganesh, fruits et fleurs coupés à ses pieds. Ses recherches spirituelles et exploits sexuels joyeusement représentés en frises colorées au-dessus de nos têtes. Ça sent le riz et l'encens.
Sur la plage de Mamallapuram, le regard qui file à l'horizon se prolonge sur un Temple accroché in extremis au rivage. Le Temple du Rivage.
Visages ouverts, curieux, regards qui accrochent. Au royaume de la sensualité, au pays de la vitalité, l'oreille, l'odorat et la vue sont constamment sollicités. 4 heures et demi du matin. Le Muezzin appelle. Un second lui répond en écho. De timides choucas et corneilles se font entendre. Ils prennent vite assurance et piaillent en crescendo depuis le lever du soleil jusqu'à la lueur ténue du petit matin. Klaxons, musique, radios, cris, rires suivent vite et emplissent l'air de la journée. Saturation de l'ouïe. Sons incessants, tour à tour oppressants et rassurants. C'est la vie qui éclate.
Le silence ne règne que dans certains ashrams. Près du tombeau de la Mère, les indiens font silence. Dans le matrimandir*** d'Auroville, lorsqu'ils embrassent à plein bras le banian séculaire, les hommes font silence. Singes, chiens, vaches, chèvres, cochons laissent un peu d'espace aux hommes dont les corps circulent nonchalamment entre scooters, voitures, bicyclettes, rickshaw... Le front de mer de Pondi me rappelle le Malecon de la Havanne. Les pondichériens ont l'air de s'y trouver aussi bien que les cubains à la Havanne. C'est le lieu des retrouvailles, des promenades en famille, main dans la main entre amis ou plus secrètement en amoureux. On y partage le goût du sel marin, la plongée du regard dans la mélancolie des vagues, les pieds qui traînent sur le quai. Le plaisir de l'ennui.
Le soir du 2 janvier l'ambiance est apocalyptique. Lendemain de fête, la beach est noire de monde. La fête continue avec musique et défilé de barbes à papa roses fluo portées par les cyclistes. 22h Pondi s'endort.
Barathi park. L'autre espace public de Pondi. Le seul havre de végétation. Du côté anciennement français de la ville. La ville est scindée en deux par un canal. Il est tentant d'éviter de respirer en le traversant... Deux mondes séparés par un égout. Le parc lui est bel et bien indien. Les chemins sont tracés par des usages logiques, empruntés spontanément et affirmés au cours du temps. Un temple se dresse dans l'enceinte même du parc. On y laisse des colliers de fleurs à l'abri du banian dont les racines explosent allègrement le bitume du trottoir et phagocytent la clôture. Les végétaux sont prolifiques et vigoureux. Lianes, arbres puissants. Un berceau végétal accueillant les mœurs humaines. Un parc vécu, investi, approprié par les enfants, les pique-niques, les familles rassemblées en nappes sur l'herbe épaisse et drue. Les nappes s'étendent, les familles se mélangent jusqu'à ne former plus qu'une. Parler, jouer, se fâcher, se réconcilier, se regarder, dormir, manger, songer... Le temps passe, les yeux dans le vague, dans la douceur de la verdure. A l'abri de la circulation trépidante de la ville. Toute la vie défile dans le parc.
En partance vers Paris: escale à Dubaï. Autre Temple. Le Temple de l'artifice. Temple plongé dans des certitude fragiles et illusoires.
Notre comportement par rapport à l'environnement est enraciné dans notre conception du monde. D'un côté du monde les hommes rendent hommage à la Terre Mère et aux divinités dans la crainte et l'admiration. De l'autre, certains ne peuvent envisager leur rapport à la Nature qu'en termes de rapport de force et de domination.
Aurions-nous perdu de vue l'Eden qui a fait rêver des milliers de générations? Pouvons-nous continuer de légitimer un comportement sauvage en contradiction avec une civilité pourtant revendiquée?
* La Mère : Mirra Richard (1872- 1973), française exilée en Inde dans les années 20 devenue une figure spirituelle majeure en Inde. ** Koil : Temple. *** Matrimandir : centre spirituel de la ville d'Auroville crée en 1972 par la Mère et Sri Aurobindo.
PARIS . Mai 2009
Paris, mardi 3 novembre, 6h du matin.
Petite bruine enveloppante, les oreilles dans du coton. Quelques bruits de moteurs au loin sur l'avenue de Paris. Le Vent en Poupe titre un article voyageant de pied en pied dans les couloirs du métro. Deux regards s'accrochent et font quelques secondes d'éternité. Combien de visages ai-je croisés ce matin ? Barbus, acnéiques, bavards, boudeurs, roses, blafards (particulièrement ligne1), fuyants, auto-satisfaits, absents... Je somnole sous le remous du métro, bercée par la voix basse et chaude de mon voisin. Son discours incompréhensible, couvert par les sonneries et bruits devient un chant marmonné et décide d'occuper tout l'espace.
10h20 Le parvis de Beaubourg vibre sous les sons du didgeridoo. Un moment de souffle en suspension... Le corps dans son entier subjugué dans la transe vibratoire. 13h45 Depuis la salle haute du RER C en direction de Versailles les coteaux Sud de Paris s'offrent à la vue. Le ciel fuit vers l'horizon boisé. Profonde inspiration. Généreuses formes des lourds nuages chargés d'eau sur fond d'un gris profond. Matière épaisse huileuse et étirée comme un ciel de Delacroix. 15h Rayon de soleil hivernal dans le Potager du Roi. Lumineux silence. Paix des cloîtres.
16h Répétition générale du chorégraphe Millepieds au Palais Garnier. Bien calée dans la moiteur rouge des loges, je m'assoupis devant les fluides portées des danseurs. Légèreté et harmonie des corps entre eux. Gestuelle douce et enveloppante. Je m'absente un instant des loges ; silence plein et rond de l'édifice baroque chargé d'histoire. Instant privilégié, seule dans le monument, le jeu des miroirs me renvoie une minuscule silhouette qui dévale et remonte plusieurs fois les grandioses escaliers. 19h Paris pleurniche. On courbe le dos comme pour éviter que l'eau nous mouille de trop. Me revient en mémoire l'écriture de Sepulveda évoquant les inondations sur Santiago. Souad Massi... Dizzy Gillepsie... Jean Mélié... Max Dorra, Quelle petite phrase bouleversante au cœur d'un être ? Des noms glanés au fil des lectures et écoutes radiophoniques de la journée. Toutes les sensations, sons, visions, évocations, rencontres sont catalyseurs de créativité.
Réminiscences du désert mauritanien Chaque jour qui passe est une victoire pour la vie. Être attentif à son corps n'est pas un luxe. Les sens aux aguets. Le chamelier qui guide Baya (Blanc) se retourne à chaque bruit. Depuis les hauteurs de Baya, je perçois une succession de dunes roses et blanches qui se relaient jusqu'à l'horizon, fine ligne dessinée d'une main légère. L'immensité submerge, suffoque, ressource. Perdue dans la démesure désertique chaque trace minime prend de l'importance. L'empreinte d'un lézard dans le sable, la frêle silhouette d'un acacia, le vent sculpteur de dunes racontent l'histoire des passages. Une gerboise est passée à l'instant, des dromadaires il y a trois jours, des oiseaux un peu plus loin et des lapins à leur suite. Une branche est tombée et nous induit en erreur par son empreinte équivoque. J'imagine mon corps à la fois comme un minuscule élément insignifiant et comme un maillon de cette histoire.
Marcher. La pensée se vide. Le corps se tend. La douleur et la fatigue sont présentes. Le vent est une bénédiction contre la chaleur. Accablante.
Quelques dattes pour déjeuner, réconfort sucré. L'odeur du fruit sec se démultiplie. On pourrait repérer une datte à plusieurs dizaines de mètres. Pâte épaisse et douce qui donne de l'énergie immédiate. Quelques grains de sable aident à la digestion...
Retour à Paris. Le corps emporté par la frénésie citadine. Le flot des corps en mouvement dans les rues parisiennes. Aspiration dans une action qui ne s'épuise jamais. Tourbillon autistique et stérile spiralant autour de lui-même. Le regard happé par les rez de chaussée commerciaux. Marques, fringues, cosmétiques, électroménager... Nausées de couleurs criardes et de chiffres.
Espace citadin ultra connecté et paradoxalement sauvagement coupé du monde. Du soleil que l'on voit se lever et se coucher, de l'odeur de la terre qui se repose en hiver et respire au printemps. Le rythme est biaisé, la vue limitée, le vent détourné, le climat modifié. On s'enferme dans des habitations trop chauffées, on se cache de la lumière hivernale par des levers et des couchers tardifs. Seules respirations comme une profonde inspiration après une longue apnée : le ciel. Par petites échappées ou étalé dans toute sa splendeur dans quelques endroits précieux. Sur la place de la Concorde, ou les ponts de la Seine.